Écrire sur l’indicible et la honte.

Vous l’aurez peut-être remarqué, j’ai passé une semaine bien silencieuse. P’tit Nouveau m’a permis de renouer avec le blog, et vous comprendrez pourquoi je me suis tue, et pourquoi j’ai pu me remettre au clavier. Ou peut-être ne comprendrez-vous pas.

Ce texte-ci, c’est 100 autres textes précédents écrits et mis à la poubelle. Je ne sais comment aborder la chose. Et donc, comme le conseille un psychanalyste de littérature (« Je te retrouverai » – John Irving*), je raconterai chronologiquement. Ça gratte l’os.

Depuis plusieurs mois, à la fois affolée par les questions d’argent et par certaines femelles en chaleur, puis enceintes sans que je puisse les attraper, je sens monter en moi une véritable angoisse. Une de ces petites femelles fait mieux qu’être sauvage, elle l’est à deux mètres de ma tête, sur l’autre lit, où dorment les chats et Alithia. Elle a pris ses quartiers là, et n’en décolle pas. Mais dès que je la regarde de manière soutenue, dès que je l’approche, elle s’enfuit. Je vois son ventre grossir, alors chaque jour, plusieurs fois par jour, j’essaie de m’approcher d’elle avec la cage à fond ouvert, espérant la choper. J’ai ainsi attrapé pas mal de femelles enceintes. Mais celle-là, rien à faire. Au fil de mes tentatives, elle se méfie de plus en plus de moi.  Elle me regarde de ses yeux jaunes, ses pupilles se dilatent et pfuitt, elle disparaît.

La chatte est en haut de la photo, à droite, perdue parmi les autres chats...

La chatte est en haut de la photo, à droite, perdue parmi les autres chats…

L’autre soir, je suis au clavier. Et soudain j’entends un petit choeur de ‘miii… miii… miii…’ que tout le monde reconnaît instantanément : les premiers cris de chatons venant de naître. Je me lève, et vois la chatte sur le lit, avec 2 nourrissons, le sac amniotique encore au bout du cordon ombilical. Je m’approche, elle me souffle, un 3ème chaton apparaît. Ils sont minuscules, tout mouillés. Et soudain tout me tombe sur la tête. Encore des chatons à nourrir, soigner, stériliser, une mère chatte agressive à deux mètres de ma tête, vivre avec ça, tout ça m’a semblé monstrueux, trop, et j’ai perdu la tête, mais de cette manière froide qu’ont les meutriers.

J’ai pris la cage à fond ouvert, je l’ai posée sur la chatte, je l’y ai enfermée en glissant le fond, j’ai pris les 3 chatons, en train de se débattre dans ma main droite, mais si faiblement, avec de si petits cris, je suis sortie et je les ai noyés dans un baquet d’eau devant la maison. Je les ai tenus dans ma main, chaque seconde semblait l’éternité, et toujours une de plus et une de trop, je me disais « maintenant c’est trop tard, tu ne peux plus les sortir, il faut aller jusqu’au bout », et je les ai maintenus dans ma main, au fond du baquet, j’ai entendu leurs cris dans l’eau froide, et  quand ils n’ont plus bougé, je les ai lâchés et j’ai recouvert le baquet. Hébétée, je suis rentrée dans la maison, et j’ai libéré la mère. Et je me suis effondrée. Ma main droite me brûlait. Lady Macbeth aux petits pieds.

Après un téléphone avec l’amie Gavroche, qui m’a un peu calmée, j’ai sorti les petits de l’eau, morts, froids, avec leur sac amniotique, et à la frontale je les ai enterrés, sous un géranium dans le jardin, à proximité des capucines. Une fois rentrée, j’entends un petit ‘miiii…’, cette fois dans la pièce à vivre : la femelle a accouché dans la panière à papiers pour le feu d’un 4ème chaton. Mais cette fois, je sais qu’elle a besoin de paix, et moi aussi. Et depuis, elle est là, avec son petit, et Alithia en mère d’adoption, qui gémit au-dessus du panier chaque fois que la mère chatte sort et que le petit crie…

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Voilà. J’ai beaucoup de mal à m’en remettre. On m’a parlé de « courage », mais je souffre d’en être arrivée au point où ce meurtre de petits ait pu me sembler la seule solution, au point où cet acte puisse apparaître comme un « courage » justement.

Je n’ai pu émerger que grâce à mes amis, Gavroche, Gemp, Abu, mais surtout grâce à Flip Saint Ourak, qui a trouvé les mots qu’il fallait. Que je vais vous faire partager, parce qu’ils vous diront mieux que moi pourquoi j’ai réussi à un peu émerger de mon baquet à moi, celui de la culpabilité, bien sûr, mais aussi de l’horreur face à ce que j’ai découvert de moi, ma violence, mon désespoir. J’ai peur de m’être fermé la porte du Paradis des Chats.

Je raconte à Flip que j’ai fait quelque chose d’atroce, il m’écrit :

Allons, allons…
Je sais pas ce que c’est, mais je suis sûr qu’avec un regard extérieur, c’est 1000 x moins grave que pour toi qui est dedans et au milieu des choses, des bêtes et des événements.
Dis-le moi vite que j’aie le doux pouvoir et plaisir de t’absoudre !
De toute façon, ta place au paradis du dieu des chats est assurée à sa droite pour l’éternité.
Allons…

Je lui raconte ce que j’ai fait, il m’écrit :

Le jour où tu as ouvert ta porte à un chat malingre, ton destin é été scellé. Ce destin a un nom : la spirale de l’engagement. Tu y a consacré jusqu’à ce jour, l’essentiel de ta vie, tes forces, ton argent , ton énergie. Ce destin fut et est aussi totalement beau et constitutif de ta vie actuelle, avec ses beautés en même temps que ses difficultés. Et puis un jour, 100 chats plus tard, 100 chats sous ta responsabilité et ton engagement, 100 chats, plus tard, quelque chose en toi a dit stop. 3 chats de plus, et je suis submergée. Alors tu as fait ce que tous les humains font depuis la préhistoire, tu as régulé quelque peu le flux et le flot des demandeurs d’asile. C’est dur. C’est très dur, mais cela s’appelle instinct de survie. En fait il y a des forces contraires et contradictoires complètement tellurique qui se manifestent en toi : L’engagement pour la vie et l’amour  vs  l’instinct de survie.
Il faut que tu accepte cette 2ème force, car elle est JUSTE ET NATURELLE aussi. Toute horrible qu’elle apparaisse. En fait, au travers de toi passe des forces existentielles qui te dépassent mais qui sont normales.
Vas-tu aller jusqu’au sacrifice ultime de toi-même et te donner finalement à manger à tes bêtes au nom de l’amour ?  ou vas-tu tu réguler un peu la vie en et autour de toi ?
Si tu as la responsabilité de 100 chat et d’un chien, tu as aujourd’hui pour la première fois le vrai signal d’alarme assourdissant : tu as aussi la responsabilité d’un humain… : toi-même.
Ce qui doit te brûler ce n’est pas l’acte lui-même d’avoir noyé 3 chatons mais la prise de conscience de la signification de cet acte en terme de survie (de toi) et d’équillibre (de vous).
Tu es passé brutalement de l’age de l’Eden illusoire sur terre, à l’état de conscience. Adam et Eve sont chassés du Paradis, mais ils ont la conscience en plus.
Tu es passée brutalement à l’âge de maîtrise et je t’embrasse. Je savais que la douce absolution te viendrais de l’extérieur. De moi, en tout respect de ta personne, de la vie, et de ce que tu fais pour tes proches…

… et j’ajouterai que la régulation n’est pas affaire d’hommes mais qu’elle affaire de la vie. Tous le monde régule : les hommes les animaux, les plantes, absolument tout le monde, car c’est une composante essentielle de la vie et de la survie.

Je le remercie d’avoir trouvé ces mots-là, il m’écrit :

Il ne te reste plus qu’à renouer avec la part sociale de toi-même et de faire un bel article dans Les chats de Syros. Pour le soulagement de celles et ceux qui t’aiment

Je lui dis que je ne trouve pas les mots pour le blog, il m’écrit :

Mets-en un autre. Parle de fleurs, de printemps et d’oiseaux qui chantent. Ton blog n’est pas l’oeil de Caïen qui te regarde au fond de ta honte intime. C’est un lien social avec ceux qui t’aiment et qui attendent de tes nouvelles. Un rien… 3 fleurs sur un muret et quelques chats trié par couleurs et longueurs de moustaches.
Le grand déballage de ta conscience ne regarde que toi. Tu le feras un jour si tu en as envie… ou pas. Devant dieu ou les hommes, dans ton blog ou sur un oreiller.
Le simple fait de mettre un petit rien sur les campanules sera déjà une grande victoire de la belle et adulte Sylvie qui maîtrise sa vie, sur l’enfant coupable pleine d’obligations tyranniques que tu te croyais obligée d’être jusqu’ici.
Décidément le dieu des chats est un dieu encore plus colérique et vengeur que celui de l’ancien testament !
O Theos inai trelos
Je l’ai appris chez les bergers qui savaient, eux, faire le ménage dans et autour d’eux, pour faire durer l’interaction vitale entre les hommes et les bêtes quelques millénaires sans faire chavirer le bateau.

Merci Flip d’avoir eu de si belles paroles, si sages, si aimantes et si consolantes.

O Theos inai trelos : dieu est fou. En l’occurrence, c’est la cruelle Artémis qui m’a rendue folle…

*http://www.evene.fr/livres/livre/john-irving-je-te-retrouverai-21870.php

13 thoughts on “Écrire sur l’indicible et la honte.

  1. Je pensais que c’était un problème de chat, mais je n’ai pas imaginé que ça pouvait être ce terrible dilemme : suivre son instinct (mpfff… ) et ne rien faire ou suivre sa raison et faire ce que tu as fait.
    J’imagine combien ça a pu être douloureux, de donner la mort de petits chats qui n’avaient rien demandé, de priver une chatte sauvage de ses petits, enfin pas tous… L’autre jour, je me demandais comment ma mère avait pu régulièrement noyer les petits de notre chatte Billie tout en n’en gardant qu’un ou deux… les plus beaux de la portée !
    Je sais que je n’aurais pas été capable de faire ce que tu as fait… mais je pense que tu as fait le bon choix…
    J’ai raté ce moment, Sylvie, pas pigé… pardonne moi… j’avais et j’ai des circonstances atténuantes et familiales…
    Est-ce que tu as besoin d’un peu d’argent, au fait ?

  2. Tu as fait ce que ton instinct de « survie » de la communauté t’as dis de faire, tu n’as rien à te reprocher ma Cigalinette même si c’était exclu de ta « philosophie », je te l’ai déjà dit.
    On t’aime.
    Abu ;)

  3. Oui, très beaux échanges… entre Flip et toi…
    Au passage, je me suis fait régulièrement « bâcher » chez ma soeur parce que je m’occupe et me préoccupe beaucoup du bonheur de Minette (qui a gagné du terrain… dort maintenant sur le lit de ma frangine… bravo Minette).

  4. Il parle bien, Flip. Beaucoup mieux que tout ce que j’ai pu te dire au téléphone. Du coup, ça m’a coupé le sifflet, et c’est assez rare pour être mentionné …

    Parce que c’est exactement ça : faire durer l’interaction humains-animaux, sans faire chavirer le bateau.

    Prends bien soin des 100 chats qui t’entourent, de la maman des petits, si jolie, et aussi du petit rescapé … Parce que c’est déjà beaucoup. Le Dieu des chats te regarde, et il t’aime.

    Et Alain a raison : on t’aime, très fort, nous aussi.

  5. Cette histoire me fait beaucoup penser au Petit Prince qui fait ce qu’il peut avec son grand coeur face à sa trop petite planète qui risque l’envahissement par les baobabs. Il y a aussi sa belle rose à piquants qu’il aime mais qui est très, trop exigeante…

  6. D’un côté une centaine de chats (et un chien) peut-être plus, qui te doivent la vie… de l’autre, trois p’tits minous, p’tits minous qui zavaient perdu… parce qu’ils sont arrivés au mauvais moment, au mauvais endroit pour eux. Alors quoi ? alors rien, car tu vois bien : pour moi, pour nous tous, y compris pour toute la communauté des chats de Syros et d’ailleurs, tu restes la Reine des Chats.

    Votre Majesté, je vous baise les pieds.

    Jules qui t’aime.

    ;-)

  7. C’est dur, moi c’est des souris (deux fois) que j’ai dû occire, j’ai détesté ces moments où ta puissance s’exprime le plus mal possible, même si nécessaire. Mais c’est parfois nécessaire, justement. Tu as fait ce que tu as jugé bon à ce moment de panique-là, personne ne peut te juger en mal, rassure-toi.

  8. ce dont je dois faire le tour, c’est la peur que j’ai de ce que je suis devenue. objectivement, noyer 3 chatons à peine nés ne change pas grand-chose à ma situation. par contre, en un geste et quelques minutes, j’ai passé, pardon pour l’expression, du côté obscur de la force. j’ai nié en un acte tout ce pour quoi je me bats, et en un mot, la vie. une vie que certains trouvent dérisoire, celle de chats – et donc ce que cela m’oblige moi à vivre, mais de mon côté de la ligne, je ne fais pas beaucoup de différence entre les Grandes Vies et les petites vies.

    quoi qu’il en soit, merci pour vos messages amicaux et tendres. tous nos échanges et ces messages me tiennent lieu de dopant quand je me sens un léger coup de mou dans les gencives.

  9. Je crois vraiment que tu es la dernière à pouvoir t’en vouloir d’avoir fait ça. Pour moi, tu ne t’es pas reniée… tu as eu un geste courageux mais terrible à exécuter. En te lisant, j’imagine ce que ça peut engendrer comme émotions négatives… Mais vu le traumatisme que ça t’a provoqué, tu n’es vraiment pas du côté des brutes épaisses des forces obscures… vraiment pas.
    Je repose la question : as-tu besoin de fric ?

  10. je relis vos commentaires. merci clo, pow wow, gavroche, alain et zule. j’ai pas fini de demander pardon à cette chatte craintive, et pour cause maintenant, et ce petit encore minuscule rescapé, que j’ai rendu fils ou fille unique…

  11. le petit BOUDU (je vois pas d’autre nom possible) me fait souci : son minuscule nez est plein de moque, qui sèche et lui obstrue totalement les narines. dès que la mère s’éloigne, j’en profite pour lui nettoyer le nez avec un coton et de l’eau chaude. mais cela signifie que même protégé par le lait immunisant de sa mère, il a déjà une infection, probablement coryza. trop petit pour les antibiotiques. il faudra que je surveille très très soigneusement les yeux, c’est une des conséquences possibles du coryza à la naissance, les yeux se remplissent de pus et les chatons deviennent au mieux borgnes, au pire aveugles. s’ils ne meurent pas. c’est comme ça que beaucoup de mes chatons sont nés, comme bizule à laquelle j’ai réussi à sauver un oeil.

  12. Je garde l’écrit de ce mystérieux Flip par devers moi, j’en ai le souffle coupé, la larme à l’oeil et, pardon, la morve au nez. Soufflée devant ces mots d’une beauté, d’une vérité…

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