La vieille de la rue Koudouri.

On était samedi, tunnel du week-end, lundi jour d’Épiphanie, j’étais descendue en ville faire quelques courses en prévision, et je retournais à la voiture parquée au plus simple, dans cette zone à l’entrée de la ville qui était encore, il y a seulement une trentaine d’années, peuplée d’ateliers travaillant pour le port et les chantiers navals. L’Europe est passée là-dessus comme un raz-de-marée, ne laissant que des chômeurs et des cadavres de bâtiments en ruine, de machines outils rongées par la rouille.

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Dans cette zone autrefois tellement laborieuse et animée, entre les maisons, de petits terrains vagues parsemés de pans murs effondrés, de carcasses de voiture, de sommiers défoncés, de palettes cassées, le tout décoré par un semis de choses insignifiantes en plastique de couleur, flottant vaguement dans le vent. On y trouve également des chats faméliques et une flore exubérante. J’avais posé la voiture dans un endroit sans nom, sans usage, et dont la seule fonction apparente est de faire parking de délestage, parmi d’énormes touffes de tabac bleu et des flaques d’eau boueuse laissées par le dernier déluge.

Remontant la rue, je dépassai de mon bon pas de marcheuse helvète une toute petite vieille, sans vraiment la regarder. Arrivée à la voiture, après quelques sauts entre les flaques, il me fallut pousser des branches de tabac pour ouvrir la portière, enjamber le lac dans lequel  j’avais garé pour ne pas tremper mes pataugas, enfin m’asseoir dans cette sorte de « chez moi » qu’est devenu ma Ford Focus, avec laquelle je voyage avec tellement d’enivrement.

Et puis, je ne sais pourquoi, je suis ressortie, j’ai ressauté par-dessus la flaque pour gagner la terre ferme, et regarder autour de moi les restes de ce que les humains jettent lorsque vraiment il n’y a plus rien à en tirer, rendus anonymes par l’abandon. La vieille croisée plus tôt allait bientôt arriver dans mon champ de vision.  Et je l’ai attendue. Le temps de tirer sur ma vapote quelques bouffées bien nicotinées, de regarder ce qui poussait (surtout des oxalis déjà bien fleuries), après quelques  minutes elle n’était toujours pas là. Elle avait dû entrer dans une des maisons hors de ma vue, et cela m’a bizarrement rassurée.

Encore que ces maisons sont du même ordre que celles qu’on longe, dépasse, fuit lorsqu’on roule le long des zones industrielles dévastées, cradingues, autour des grandes villes. On imagine le bruit, l’air engorgé de vapeurs diverses, le délabrement, la tristesse. On voit ces petits balcons où sèchent des chemises et des culottes, ces fenêtres sales de fumée et de pluie poussiéreuse séchée, parfois une plante posée dans un coin irradiant un peu de verdâtre dans sa lente agonie. Musique à fond, petite accélération, vite dépasser la misère. Moins facile en train, quand on traverse ces zones oubliées des dieux, à moins de plonger dans une lecture ou de fermer les yeux, simplement. Dans ce nowhere d’Ermoupoli, ce sont juste quelques maisons moches, de deux étages, perpendiculaires à  la route la plus passante de l’île. Des maisons de rien, l’art architectural traditionnel est loin, juste des cubes sans âme. Où habitent des gens qui en ont une, d’âme. Qui y naissent, y vivent et y meurent. Qui y rêvent, fêtent ce qu’il y a à fêter, pleurent, espèrent, attendent. Regardent le temps passer depuis leurs minuscules balcons. Alors l’idée qu’elle y habite m’a rassurée, parce que même sans âme, ces maisons sont tout de même des abris.

Et soudain je la vis, d’abord sa tête baissée, puis son corps tout courbé. Des cheveux gris un peu emmêlés dans le cou, une longue jaquette grise pendant mollement sur une jupe noire poussiéreuse, deux petits bâtons tout maigres sous cette jupe, des chaussettes de laine noire en tire-bouchon sur les chevilles, et ses pieds traînant d’énormes baskets noires, monstrueux mais confortables écrase-merde tout en mousse, qu’on trouve partout, pas chers et « Made in China », les lacets défaits trainant dans la rue boueuse. Les sacs en plastique bleu qui prolongeaient ses longs bras frôlaient le sol. Elle marchait si lentement, le menton posé sur son cou, au milieu de la rue, perdue dans ses pensées et dans son âge.

J’amorçai deux pas, « Geia sas, yiayia ! Kali chronia ! Pou pate ? Thelete voïthia ? », bonjour mémé, bonne année, où allez-vous, voulez-vous de l’aide ? Elle fit ce petit signe de la tête qui veut dire « non » en grec et qui semble dire oui, juste ça. Elle me dépassa, je la regardai de dos et sa jaquette, qu’elle avait dû enfiler avec difficulté, faisait un grand pli horizontal à la hauteur des épaules arrondies par l’arthrose. Et d’un coup, ce pli m’a vrillé le coeur, et sa solitude, et sa vieillesse me sont tombées dessus. Elle était toutes les créatures vivantes abandonnées sur le bas côté de la vie. Et qui avancent avant de disparaître. Qui ne laissent que ce qu’un caillou lancé dans l’eau laisse : quelques cercles qui finissent par s’effacer.

Je me suis imaginée un instant faire le tour de l’île, à ramasser les petits vieux abandonnés le long de la route, avec leurs sacs en plastique et leurs grosses baskets délacées.

6 thoughts on “La vieille de la rue Koudouri.

  1. Tant de misère, humaine et animale qu’on ne sait plus par où commencer pour tenter de la diminuer un tout petit peu.
    Ce très beau texte ( merci ) reflète bien une réalité universelle…

    • merci doudou pour votre commentaire, et votre appréciation.
      si, moi je crois qu’on sait : on commence par son pas de porte ! penser global – la réalité universelle, agir local : devant sa maison, dans son immeuble, au village.
      mais que cela n’empêche pas mes généreuses donatrices et mes généreux donateurs de m’aider pendant cette période vraiment difficile !! ;-)))))))))))))))

  2. Je te vois venir, d’ici à ce que tu adoptes tout plein de petites mémés et de petits pépés … :-)
    Passque je te connais, tu peux pas résister, hein ?
    Remarque, moi non plus…

    • comme l’amie claude de l’île en face le suggère, une grande maison pleine de vieux au coeur qui tendre et qui s’ennuient en regardant passer le temps, qui viennent s’occuper de chats qui demandent pas mieux que de faire couvre-genoux, ou/et chauffe-cous ?

  3. Pauvres petits vieux abandonnés sur le bas- côté de l’Europe ;o(…
    Est-ce que nous allons vers ce genre d’avenir ? Tôt ou tard, on sera vieux…

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