Pardon auprès de qui connaît déjà l’histoire. Elle m’est revenue en boucle durant cette nuit d’insomnie : j’essayais de dormir avec Loula enfin revenue, que je tenais contre moi sur l’oreiller, la joue posée sur son flanc maigre martelée par les pulsations de son cœur et son ronronnement tellement sonore qu’il nous tenait éveillées l’une et l’autre.
Je repensais à l’amour-chatte de ma vie, Anaïs-Petittute, qui a dormi pendant presque 18 ans soit sur son oreiller à côté du mien, soit dans le creux de mon chien de fusil. Cela fait une quinzaine d’années qu’elle est morte, et elle me manque encore : me comprendront certainement toutes et tous ceux qui ont vécu cela – en général une fois, ensuite on passe sa vie soit à fuir (« Ah, non, moi je ne veux plus d’animaux, c’est trop douloureux quand ils meurent »), soit à chercher à nouveau l’animal disparu dans tous ceux qui suivent (ce qui fait qu’on se retrouve avec 100 chats et une chienne (au cas où il y aurait métempsychose)). Je repensais à cette passion, à quel point j’aurais aimé qu’on me la clone en mille exemplaires, et à quel point je l’avais dans la peau.
Et puis j’ai repensé à ma voisine du temps où j’habitais en « France voisine », comme disent les genevois. Elle m’avait signalé une chatte abandonnée, blanche aux yeux vairons, que j’avais adoptée (enceinte, et ce fut Zoulimama, Zozéfine, Lucette, Siméon et Aglaé, 3 blancs 1 noir, mais c’est une autre histoire), malgré tout j’étais encore en tristesse d’avoir perdu Anaïs, et puis dans une fin de passion humaine totalement ravageuse et déchirante. Bref, j’allais mal, et je me traînais dans le coin, solitaire et déprimée.
Un jour, elle me voit revenir de cette magnifique forêt du Jura, bien crottée et fatiguée : « Venez prendre un thé bien chaud pour vous réchauffer, et j’ai quelques petits gâteaux sortis du four, vous devez avoir faim ! ». Si ce n’est nos échanges à propos de la chatte blanche, on n’avait jusqu’alors que peu discuté. Je ne connaissais que son jardin où son mari, ingénieur et ex-aiguilleur du ciel, et absolument fou de poules, avait construit un poulailler au confort dix étoiles pour ses poules de races diverses et variées, poulailler dont les portes anti-renards se refermaient automatiquement dès que le soleil disparaissait derrière la montagne. Les poules avaient très bien pigé le truc, et rentraient toutes seules avant la fermeture des portes. Le jardin de ce couple à la retraite qui voyageait très souvent était aussi convenable que lui, si ce n’est cette petite fantaisie gallinacée. Quant à la maison, c’était un cube comme il y en a des millions en France et ailleurs, moche mais rendu touchant par la vigne vierge essayant de cacher ses angles sans âme.
Ma voisine était toujours bien habillée, contrairement à moi. Enfin, comme une bourgeoise en pavillon et à la retraite. Ce jour-là (je m’en souviens à cause de la suite…), petit ensemble pull à manches courtes et jaquette, le tout en Tricel rose, et jupe à godets grise mi-mollets, et aux pieds des chaussures de Minnie à gros talons bas. Une bonne bouille et des cheveux gris (avec cette nuance un peu violette qu’affectionnent les coiffeuses pour vieilles dames) permanentés. En un mot : convenable. Je ne sais pas vous, mais je suis sensible aux habits. Ils ne font pas le moine, mais ils reflètent toujours quelque chose de la personnalité. Cet habillement-là, même avec un thé bien chaud, même avec des petits gâteaux, c’était un petit moment peut-être charmant mais sûrement ennuyant à venir. J’étais ravagée par la solitude, éreintée par ma marche : j’ai quand même accepté son invitation.
L’intérieur était comme l’extérieur : tout à fait comme-il-faut, napperons et bibelots compris, mais avec une dinguerie. Dehors, c’était les poules, dedans c’était les loups. Il y en avait partout, les murs étaient littéralement recouverts par des photos, parfois de très grandes photos, soigneusement encadrées, de loups. Des loups dans la forêt, dans la neige, sur des bords de rivières, dans des rochers, des loups courant, dormant, mangeant, chassant, des loups gris foncé, ou très clair, des petits loups, d’énormes monstres loups. Des loups gras et des loups maigres, parfois efflanqués.
Ma voisine me conduit au salon, me fait asseoir sur le divan, amène le thé et les petits gâteaux. Je ne trouve à dire qu’un bête : « Vous aimez les loups ! », et son visage s’illumine, son regard de femme sage devient pétillant et intense : « Ce sont des photos que j’ai faites, je connais toutes les réserves où il y a des loups et je parcours le monde pour les voir et les photographier ».
Intuile de dire qu’avec cette dame bourgeoise si sage par ailleurs mais dévorée par sa passion, je ne me suis pas ennuyée une seconde et nous avons discuté – de loups, bien sûr. Il faisait très chaud chez elle, j’en ai enlevé quelques couches, et elle a tombé la jaquette. Un de ses bras portait une cicatrice absolument horrible, boursouflée, gondolée, avec des stries violettes et jaunâtres, en fait carrément un morceau de bras en moins. C’était difficile de ne rien demander : « Vous avez eu un accident ? ». Et elle me raconte qu’elle était dans une réserve dont elle connaissait bien les loups, qu’elle avait photographiés en toutes saisons et toutes situations. Et qu’elle aimait particulièrement une grande et vieille louve (« Tenez, c’est elle ! » en me montrant une photo d’une louve énorme au pelage presque noir). Et puis un jour, parce qu’elle avait relâché la vigilance, cru que cette louve l’aimait aussi, elle s’est approchée un peu trop près pour faire la photo de trop, la louve s’est jetée sur elle, et a mordu la parka, le pull, le sous-pull et le bras dessous et a arraché le tout. Mais, précise ma voisine : « C’était entièrement de ma faute ! ». Puis elle m’a raconté le parcours qu’elle a dû subir pour retrouver l’usage de son bras, les chirurgies reconstructives, les greffes, tout ça en souriant.
Une dernière tasse de thé, un gâteau. Et pendant que j’en avale une bouchée, elle me regarde faire, et dit soudain, d’un air vraiment extatique : « Vous vous rendez compte, j’ai été mangée par cette louve, maintenant je fais partie de son corps … »
La passion dévorante dévorée.
très belle histoire, merci.
merci alain !
Qu´elle merveilleuse surprise ! C´est toujours un imense plaisir de vous lire ! Merci de nous faire de si beaux recits et de nous faire voyager avec vous parmis vos expériences de Vie ! Mes homages aux Chats de Syros ! Je vous embrasse avec grande amitié, de bien loin de chez vous … à Rio de Janeiro au Brésil.
ma chère amie transatlantique ! j’aime vos baisers de rio… et comme ici, il est 7h20, je vais nourrir les chats, qui me tournent autour depuis un moment… je vous embrasse aussi très fort
Tu es une si merveilleuse conteuse de chats, de loups, de la dignité des animaux, de la nature…
J’aime ces gens fous… Ce sont tous des gens à passion qui consacrent leur vie à leur passion. Et j’aime cette folie. En fait, je n’aime pas les gens raisonnables et il y en a beaucoup trop de nos jours. ;o( Même moi, je me trouve raisonnable ;o(
ah je dois dire que quand elle m’a dit j’ai été mangée par cette louve maintenant je fais partie de son corps, avec le regard totalement perdu très très loin, je me suis demandé un instant si elle était pas totalement givrée. mais non, simplement elle aime les loups. et puis je savais pas ce que je ferais moi-même quelques années après ;-))))))))))))))))). et merci pour le compliment clo.
j’adore.. une beau passage qui pourrait être tiré d’un roman… très bien écrit…La description de l’hôtel 10 étoiles est à mourir de rires.. Un bon moment pour commencer cette journée que je vous souhaite très agréable.. Je vous embrasse A-M
Ton texte est très beau et émouvant – comme d’habitude. Ça me fait penser à une amie un peu étrange qui rêvait de finir sa vie dévorée par une panthère, ou un lion au pire – plutôt une lionne, et je me souviens de son émotion devant un bas-relief (assyrien, grec ?) où une lionne dévorait un soldat en extase.
Quelle joie de te lire ENFIN !!! (Ca fait TRES longtemps que je n’ai rien lu des Chats de Syros). Et quelle magnifique histoire !!!! Tu vois que les « bourges » peuvent avoir des recoins inattendus !!!!! Tu l’imagines avec « son petit ensemble …en Tricel rose »…arpentant les meutes de loups…..? J’adore !
Comment va TA tribu ? Je pense souvent à vous tous…..
Bises.
La chute de cette histoire m’a mis les lamres aux yeux. Merci de ce partage, de ce don.
Quelle merveilleuse histoire , digne d’un conte de Noël ! Un grand bonheur de vous lire à chaque fois ! Merci pour ces moments passés en votre compagnie et celle de tous vos 4 pattes ! A très vite! Bises
Quand l’amour nous possède …. mais dans ce cas là, totalement inattendu cette passion des loups.
Magnifique récit, j’aime ces personnes à part ( souvent prises pour des extra terrestres ), qui ont une vraie passion.
Je ne poste pas souvent, mais j’adore vous lire même si les récits sont parfois tristes ( je pense à Bob , p ex. ), regarder vos belles photos.Continuez, c’est génial ce que vous faites!
moi aussi tu l’imagines, je l’ai adorée ton histoire et me suis transportée un instant dans la maison du « beau père » aux patchworks hétéroclites de carrelages tous différents, au clavecin, aux plats de fruits gigantesques pour P., à nos repas là bas et enfin à Anaïs-Petitetut aux doux poils de lapin, qu’elle était jolie et belle…
Je me faisais une joie de pouvoir enfin me poser, sachant qu’une histoire de Sylvie m’attendait et elle était magnifique et c’est vrai qu’elle a ensuite fait partie de la louve
ça me donne une idée, je vais me laisser ronger le doigt par ma petit Lou qui est très carnivore… !
Baci dolci !
Ana
Encore une fois, un récit qui laisse songeur… poésie & humour pour relater tant de passion !
Du bien raisonnable en ce qui me concerne :) quatre nouvelles pensionnaires : de jeunes et jolies poules pondeuses Mona, Mirza, Maya et Milka ! seulement quatre minettes, la dernière titounette nous ayant quittés voilà peu :(
Quant au manque infini, je le connais bien… Maxou, ma minette princesse tigrée des gouttières laisse un vide sans nom après 19 ans 1/2 de vie partagée. Voilà 7 ans qu’elle est partie, et je me surprends encore à l’attendre…
La saison qui s’annonce n’est pas des plus agréables pour toi, alors je te souhaite bon courage pour l’affronter.
Quelques bises ardéchoises pour dire que je pense à toi !
une belle rencontre,.. prémonition de ton futur grec ?
« Jean des loups » est la première chanson écrite par Gabriel Yacoub, donc de répertoire contemporain pour Malicorne
« Frère loup » c’est un film de Bruno Vienne, tourné dans le parc du Gévaudan. Lorsque je l’ai découvert j’en ai montré des extraits à mes petits élèves de grande section de l’époque. C’était magnifique de voir leurs regards, bouches ouvertes, et plus encore d’entendre le silence ininterrompu pendant le visionnage.
Pour ceux qui ne connaîtraient pas, un court extrait sur YT par ici :
Belle histoire, merci Sylvie. J’apporte ma petite contribution https://www.youtube.com/watch?v=g8_3jrjGAxg