O Petros est le seul bistrot ouvert si tôt matin hors vraie saison d’été. Il fait aussi croissanterie, et de « bonnes odeurs » un peu écoeurantes sortent de la petite salle dont toutes les tables et les chaises ont été sorties sous l’auvent pour la belle saison. Petros est un immense malabar aux yeux verts, souriant et très affairé à cette heure tôtive de la journée, vers 7h30 : préparer les jus d’orange pressée, les innombrables sortes de cafés que les grecs et les quelques touristes matinaux de juin boivent (cafés froids ou chauds, avec ou sans sucre, avec ou sans lait, avec ou sans mousse, avec ou sans glaçons, en poudre lyophilisée ou moulu …), entrer et sortir du four les douceurs doucereuses, croissants, préparations fourrées de trucs divers en forme de spirales, roulées, pains au chocolat, pitas au fromage, et j’en passe. Un cauchemar olfactif pour la pure et dure café-clopes du matin que je suis. Mais le matin, réveillée vers 6h dans ma tente, une fois lavé les dents et pris le 1er bain, je suis prête à tuer pour un café, alors je m’installe le plus loin possible du four à douceurs douceâtres, en plein vent, et savoure mon diplo elliniko metrio et ma clope roulée sous la table (à cause du vent).
C’est là que se réunissent les pépés de Galissas. Qui ont leur petites habitudes d’insomniaques mais aussi de vieux oiseaux des mers désormais à quai. Hiver comme été, chez Petros le matin, même s’il fait mauvais temps en hiver et que le bistrot est fermé, car le patron laisse toujours une table et quelques chaises dehors pour eux, le plus souvent au Barok le soir, surtout en période de foot, ou pour jouer au tavli (backgammon grec). Pas vraiment pour se bourrer la gueule, pas leur culture : juste pour être ensemble, et se raconter des histoires. Ou se taire et regarder passer le temps qui passe. Et quand l’un d’eux disparaît, ça laisse un gros trou silencieux. A mon arrivée chez Petros, ils sont là déjà depuis longtemps, ça se voit à ce qui traîne sur la table autour de laquelle ils sont installés pour leur bavardage matinal.
C’est là que je revois Loukas, que je n’avais plus rencontré depuis des années. Loukas, c’est un personnage. Il arrive quand les autres sont déjà là, coiffé de son chapeau à larges bords, plutôt élégant, alors que les autres sont toujours un peu cracra du matin, avec un sourire qui lui arrive aux oreilles. On sent que son arrivée est bienvenue, parce que c’est un vrai conteur. Si avant lui les conversations sont un peu molles et distendues, dès que Loukas s’assied et que Petros lui a amené son frappé géant plein de glaçons et ses croissants, ça démarre ! Il rit, interpelle, se moque, et raconte des tas d’histoires dont je n’arrive à comprendre que des bouts, vu son débit de mitraillette. Il fait rire tout le monde, et il met une ambiance toute à lui, et autour de lui. Il a une grosse tête un peu rectangulaire, avec de grandes joues toujours bien rasées, les cheveux coupés très courts, et des yeux incroyablement pétillants de malice et d’humour.
On se regarde, on se sourit, on se lève, on s’embrasse très fort par-dessus la table surchargée, il me présente, mon amie Silvi, les autres pépés me saluent amicalement, je retourne à ma table, impossible pour moi comme pour tous les gens présents de faire autre chose que l’entendre, alors l’écouter. Les touristes font un peu la gueule devant ce fort en gueule et ceux qui comprennent se marrent, s’exclament, lui servent la soupe.
Soudain, quoi qu’est-ce, du silence à la table de Loukas ? Je lève mon nez de la liseuse (ça fait 5′ que je lis la même phrase tellement mon oreille est attirée vers cette table). Tous les regards sont tournés vers la route qui longe le bistrot et qui longe de fait pratiquement tous les bistrots et les tavernes de Galissas .
Deux dames y marchent lentement, précautionneusement. Elles se dandinent un peu comme deux grosses oies fatiguées, leurs jambes torses terminées par de petites chaussures de Minnie (la femme de Mickey). Deux grosses dames en noir, l’une porte un pull léger noir avec une incroyable déco en lurex doré zigzaguant sur son torse, et l’autre un pull léger noir avec une sorte d’explosion florale plaquée sur une gigantesque poitrine qui semble maintenue par un bustier solide.
D’où je suis, je vois les compères échanger des regards un peu moqueurs, pas méchants, mais complices. Les deux dames sont maintenant à portée de conversation, les pépés les hèlent, les saluent, elles répondent en retour, elles restent de l’autre côté de la chaussée, alors ils se racontent des potins en parlant très fort, et tout le monde rigole. Au bout des bras, elles portent de lourds sacs plastique de commissions, peut-être sont-elles descendues de l’autocar qui vient de passer, arrivant de la ville. Elles continuent leur chemin, tanguant l’une contre l’autre, tandis que Loukas reprend une histoire palpitante de vipère, de ruine en pleine ville, de bâton et de massacre.
Le vent souffle très fort, et fait claquer le store en plastique qui ne protège personne puisqu’il est descendu côté nord et que le vent vient du sud. Une touriste italienne toute emmaillottée dans un grand châle sirote son cappuccino triple en mangeant un croissant, souriant toute seule de sa bouche maquillée en rouge vif à regarder les dunes, les roseaux et la mer scintiller au-delà, tandis qu’Adonis, le patron de l’Aventoura un peu plus loin, passe comme tous les jours s’acheter un plein sac en papier de viennoiseries. Il a un gros 4X4, arrive à fond la caisse devant la terrasse, pile comme un malade au milieu de la route, Petros lui a déjà préparé le sac, il paie, salue tout le monde et le voilà parti : ça prend entre trente secondes et une minute.
A la table la plus éloignée de celle de Loukas, une famille de blonds nordiques triste, silencieuse, des petits qui semblent bouder, un père qui lit un livre, et une mère qui chipote sa pita.
Le soleil commence à taper, il est temps que je regagne mon Paradis, je vais un peu plus loin au mini SuperMarket compléter le pique-nique du soir, je repasse chez Petros prendre mes affaires, je veux payer, mais c’est déjà fait, Loukas me fait un clin d’œil et je lui pose un gros baiser sur sa grande joue déjà toute suante de la chaleur qu’il commence à faire, et aussi de son one-man-show quotidien et drôlatique à peine interrompu par le passage des petites dames dandinantes.
Chronique d’un kafenion … bien vu …
merci popie, très contente que tu y reconnaisses des ambiances que tu connais !
On y est !
Bon, c’est pour quand, ce livre ? il est déjà quasiment écrit !
hihihi. j’avais/ai la niaque écriveuse parce que j’ai été déconnectée. j’ai pris des notes au bistrot, dans la tente, j’avais le temps de regarder autour de moi, de rêvasser, d’observer. de retour ici, c’était déjà quasi écrit dans ma tête, même si j’avais kéti, aluna et gudrun en petits diables sur l’épaule, à m’attrister ou me donner du souci.
mais oui, je trouverais rigolo de publier ces textes, même si je suis pas sûre que ça change la face du monde et qu’il attende vraiment des trucs comme ça. mais comment s’y prendre ?
oui oui oui depuis le temps que je te le dis ! déjà réunis quelques uns d’entre eux…et envoie le moi, je vois 2 ou 3 personnes à qui demander…. moi j’ADORE te lire !
Chronique d’une matinée de bonheur, j’adore.