La panique.
Obsession et recherche.
Un jour triste et gris, pluvieux et venteux, je commençai à écrire cette histoire. Elle me hantait et me résistait depuis l’enfance. Elle avait roulé en petites vagues obstinées sur toutes mes pensées, et conduit silencieusement mes pas vers cette agréable impasse qui caractérisait mon séjour ici-bas. Elle était de ces obsessions qui trament la vie, et, une fois révélées, restent douloureuses devant soi, comme une porte fermée qu’on n’ose pas ouvrir. Mais ce jour-là, inoccupée, errant sur mon sol de ciment peint en rouge, regardant au passage le vide de la route défoncée qui menait à la maison, le ménage fait, immobilisée par une panne de voiture, les chats endormis d’ennui, je me rendis compte devant cette vacuité morne qu’il ne me restait qu’une chose à faire, une sorte de devoir vis-à-vis de moi perdue dans cette vie : écrire l’histoire de cette panique personnelle, qui se mêlait depuis toujours à l’histoire de Pan.
Une toute petite scène, une pure fantaisie de l’imagination ou le film personnel élaboré à partir d’une lecture, je n’étais pas capable de le dire, mais elle me revenait sans cesse, voilant par instants ma perception de la réalité, comme une hallucination, un rêve éveillé. Tellement impérieux qu’il était difficile de ne pas dérouler cette vision jusqu’au bout. Une scène sans début, sans fin, un instant. Dès le départ, j’ai su qu’il s’agissait du dieu Pan. Parfois, les souvenirs s’embrouillent, quelque chose revient et s’élabore au fur et à mesure du rappel, mais il devient impossible de mettre le doigt sur l’instant premier. Le souvenir fait tellement partie de ce qu’on vit qu’il est à la fois antérieur à tout et toujours actualisé.
Un monstre mi-homme mi-bouc, silencieux mais haletant, qui se cache derrière un énorme olivier, et passe juste la tête derrière le tronc, guettant en contre-bas une armée cliquetante gravir lentement la colline, une armée qui le cherche, qui va le trouver, et le tuer de mille coups de glaive.
Identifier ce monstre était simple pour qui lit et se fait raconter la mythologie grecque depuis l’enfance. Car si Pan ne fait l’objet d’aucun récit mythologique particulier, il s’agit toutefois d’un dieu important du Panthéon, présent à certains moments comme une sorte de personnage passif mais sans lequel l’histoire narrée n’aurait aucune logique. Et cette scène, ces quelques images découpées dans un ensemble dont je n’avais aucune idée, me poursuivait de ses assiduités fantasmatiques, et était devenue une sorte de tic obligatoire à chaque scéance de psychothérapie. Il y avait un moment où, par une sorte de pulsion irrésistible, je la racontais, sans rien à ajouter ni ôter, telle quelle, et sans jamais savoir où l’intégrer.
Mais un jour, l’homme de l’art, à qui on ne la faisait pas, de demanda simplement :
- D’où vient cette histoire ?
- Je n’en sais rien, je ne suis même pas sûre que ce soit une histoire. Ni même un passage dans une histoire.
Et, juste en passant, cette question posée doucement :
- Ce serait intéressant de trouver, n’est-ce pas ?
Je fus frappée soudain par ma passivité devant ce refrain de pensée. Mille fois évoqué, énoncé, mais jamais vraiment retrouvé. Pas de cause, pas de contexte, atemporel. Je me mis dès lors à chercher cette scène. Commençant une véritable enquête littéraire-policière, je fis l’hypothèse de recherche qu’il s’agissait d’une partie d’un récit plus long, probablement lu très jeune, et qui m’avait impressionnée, et pour tout dire, traumatisée. J’avais l’obligation de retrouver ce texte, et ce qu’il y avait avant, et ce qu’il y avait après. Il y avait eu dans la bibliothèque familiale une série de très jolis livres brochés, à la couverture en vélin et à l’écriture dorée, sur laquelle figurait une image explicite, et dont le titre général était « Contes et Légendes de… ». A l’intérieur de ces livres, des dizaines de merveilleuses histoires, illustrées de manière tout à fait classique, et dans le grand réalisme de ces illustrations, une fenêtre ouverte sur la réalité irréelle de ces histoires. Mais contrairement à mon attente, pas d’histoire sur Pan. En tout cas, nulle scène dramatique telle qu’elle m’obsédait. En bibliothèque, j’empruntais des dizaines d’autres livres pour enfants, et comme je soupçonnais dans cette scène peut-être reconstruite par mosaïque, un élément pris ici, et un autre là, j’élargissais mes lectures à d’autres pays, d’autres éditions, et d’autres types de texte – essais, bandes-dessinées, revues. En désespoir de cause, des livres d’art, des films, des disques…
La recherche fut vaine, même si j’en ressortais pleine d’histoires et d’images et de théories. A l’époque, la possibilité de rechercher des informations par Internet n’existait que pour quelques rares initiés, dont je ne faisais pas partie. Lorsque je décidai d’écrire cette histoire, bien des années après, quelques mots-clefs auraient suffi à m’éclairer. Mais également à me perdre. Les séances de psychothérapie étaient pleines et de cette image récurrente et des recherches non abouties pour lui trouver un ancrage. Et j’eus beaucoup de mal à en arriver à la conclusion que cette histoire, je l’avais simplement créée, inventée. Issue de mon imagination pourtant peu fertile. Et comme toute créature-de-divan, la question suivante, logique, évidente, écrasante dans son évidence était, bien sûr : pourquoi imaginer cela, qu’est-ce que cette histoire voile, à quoi cette scène fait écran ?
Et, après des années de cette sorte de routine mentale, la réponse vint soudain au déboulé, comme un déchirement du voile, un uppercut mental de mémoire :
- Pan, c’est moi…
- Oui ?
- C’est moi petite…
Et je racontai mon histoire panique.
Mort d’une enfance.
Journée de printemps au bord du lac de Genève. Maison pas loin du rivage, grand jardin, et à l’angle, tout en bas à droite, le plus grand cerisier fleuri du monde. Du monde d’une petite fille de trois ans et demi. Froid, mais lumineux, et ça sent bon la terre, et l’herbe.
Grande agitation, maman nerveuse, petit frère de 6 mois qui pleure, et pleure, et hurle. Nany est là, grand-mère essayant d’arrondir les angles, de calmer le jeu, de consoler le petit au berceau, de surveiller la petite boudeuse et inquiète. Et d’aider maman à des choses d’adulte affairée.
Soudain, klaxon. La route cantonale est encore campagnarde à cette époque lointaine. Voiture arrêtée devant le portail, la cour de ce côté est entourée de forsythias, de lilas, et les tulipes et les narcisses fleurissent le long du mur, et ça sent bon.
Agitation, émotion, maman sort, Nany sort, le petit dans ses bras, des gens arrivent. La petite boudeuse a peur. Elle se cache dans la cuisine qui donne sur la cour côté route. C’est une cuisine de campagne, pleine de recoins et d’odeurs, sombre, une seule fenêtre. La fenêtre est très basse, et la petite boudeuse peut se mettre sur la pointe des pieds pour regarder dans la cour ce qui se passe. Des gens, une maman, un papa, un bébé dans les bras de la maman, et un petit garçon qui s’accroche au pantalon de son père. Tous un peu intimidés, un peu guindés. Mais tout le monde sourit, s’embrasse, se congratule, « Mais où est passée Sylvie ? », et les gens sortent des valises, et des cartons de la grosse W verte, le petit garçon a son camion jaune à la main, il suce son pouce, les bébés changent de bras, ils hurlent à la mort, les grands rient, et s’exclament, maman aide à décharger la voiture, et la petite boudeuse guette, derrière sa fenêtre, seuls le haut de sa tête et ses yeux dépassent, elle a une crampe aux mollets. Silencieuse et furieuse, apeurée. Elle comprend tout à coup ce que maman et Nany ont expliqué plusieurs fois. Les gens envahissent sa maison, la cour est pleine de leurs choses, les gens viennent prendre possession des enfants et de la maison, les gens viennent garder le tout, ça leur fera quatre enfants, mais une grande belle maison en échange, et un immense jardin, un beau verger, pendant que maman partira au loin, mais elle reviendra souvent, promis. Elle va laisser ses enfants à ces gens, et ces gens entrent dans la maison de la petite boudeuse, cette maison qui est la leur dorénavant.
Et la petite boudeuse prend une grosse bûche près du poêle à bois, c’est à peine si elle peut la brandir, et elle sort de la maison, dans la petite cour couverte de graviers et tellement fleurie, et commence à courir après le petit garçon resté en arrière, à jouer avec son camion, pour le frapper, et le frapper encore, et le faire disparaître, lui et les autres, de sa cour, de son univers.
Souvenirs.
- Et que vient faire là-dedans le dieu Pan ?
- Je ne sais pas. Il meurt à la fin, il se fait tuer par les soldats romains. Mais peut-être qu’avant, il surgit de derrière l’olivier et sème la panique et hurle et brandit son bâton. Il ne se laisse pas faire.
- Mais tu ne meurs pas, toi, à la fin…
- Si, je meurs un peu. C’est une période qui meurt. Pas spécialement heureuse, mais une période que je connais. Mon premier souvenir remonte à un an avant. J’ai deux ans et demi , ma mère est enceinte jusqu’aux yeux, elle est dans sa chambre et pleure à côté du téléphone. Papa n’est pas là, et papa ne sera pratiquement plus là. Mais c’est une période que je connais, je connais les acteurs.
- Et après avoir essayé de tuer ton cousin, comment ça s’est passé ?
- En fait, cette seconde enfance est un moment lumineux dans ma vie, j’avais un frère de mon âge, une petite sœur de l’âge de mon frère, des parents « adoptifs » aimants, drôles, attentifs. Dans le fond, le troisième souvenir traumatisant que je trimballe avec moi, c’est le coup du cadeau. Ma mère habitait à Paris, revenait avec le train de nuit le samedi matin, et ce n’était pas le TGV, hein, à l’époque, et repartait le dimanche soir. Et chaque arrivée, c’était le délire de joie, et chaque départ se soldait par une grande scène déchirante, tout le monde pleurait, et ma mère passait le voyage de retour à se morfondre et culpabiliser. Mais comme elle promettait chaque fois de revenir, le lendemain, le chagrin pour nous était derrière.
Et puis, un dimanche soir, elle a décidé de ne rien dire. Pas d’aurevoir en pleurs, ni pour elle, ni pour nous, ni pour notre famille de transition, pas de déchirement à la regarder partir, car elle pensait que, pour des enfants aussi petits, loin des yeux loin du cœur, le matin viendrait, et nous l’aurions oubliée. Elle est donc partie sans nous le dire. Mais moi, du fin fond de ma petite âme, j’avais compris : « si elle n’a pas dit aurevoir, c’est qu’elle n’est pas partie cette fois ». Dans la chambre, nous avions des petites choses très simples à bricoler. Entre autres, de petites perles en plastique de différentes couleurs, qui se clipaient les unes dans les autres, pour faire des bracelets ou des colliers. Dès mon réveil, j’avais fait un joli bracelet, le faisant et le défaisant et le refaisant, en choisissant soigneusement les couleurs : le cadeau de rêve en somme. Et mon premier cadeau. Ma sublime création à la main, je suis entrée dans sa chambre. Et son lit était vide. J’avais ce petit bracelet à la main, et plein d’amour dans le cœur, c’est un peu ridicule à dire comme ça, mais c’est vrai, et tout cela s’écrasait contre le mur de l’évidence : ma mère était partie. J’ai hurlé tellement, tellement pleuré, et j’ai été tellement inconsolable que ma mère est revenue deux jours après seulement. Et ensuite, plus jamais elle n’est repartie sans dire aurevoir, malgré les pleurs et les grincements de dents du dimanche soir, plus jamais.
- Et comment ça a fini ?
- Au bout d’un an, elle est arrivée avec un grand flandrin noir de poil, aux sourcils broussailleux et à l’accent tarbais, qui a lavé et langé mon frère, nous a fait manger, jouer, nous a couchés, tout ça sous l’œil extrêmement soupçonneux de notre mère de passage, qui n’avait accepté de nous laisser partir avec eux qu’après avoir vu cet étranger faire ses preuves. Et on est repartis tous les quatre ensemble à Paris, en Deuche, et je sautais sur le siège arrière en criant : « ça c’est Paris, ça c’est Paris, ça c’est Paris !!!! ». Mais c’est une autre histoire.
Peut-on rêver de sa vie à trois ans et demi ? Peut-on en avoir la prémonition ? Ou peut-on rêver de telle sorte qu’on essaiera, toute sa vie, de faire de sa vie son rêve premier ? Mon tout premier rêve, et j’ai eu la chance de pouvoir vérifier que je l’avais bien raconté dans ces termes, on peut y voir cela. Ma mère, plus prosaïque, supposait que c’était une histoire que j’avais lue, mais je n’ai jamais fait la recherche qu’il aurait fallu pour casser ce rêve : il était déjà trop tard, et j’en avais déjà accompli une grande partie.
Je cours dans un paysage. Au milieu de ce paysage, un escalier monte, avec une porte fermée en haut. Je monte ces marches, j’ouvre la porte, et je me retrouve dans un autre paysage, dans lequel je cours. Et dans ce paysage, il y a un escalier, et une porte en haut. Je monte les marches et j’ouvre la porte, et je me retrouve dans un autre paysage…Et ainsi je passe d’escaliers que je monte à d’autres paysages jusqu’à la fin… Jusqu’au réveil.
La mort de Pan.
ça m’émeut… et surtout, ça me parle ! le premier rêve, récurrent…
… en plus, comme d’habitude, c’est très bien écrit !
merci lili. dans ma vie, j’ai 3 rêves récurrents, c’est bizarre, comme des compagnons de route qui racontent une histoire de vie que je ne sais pas décrypter. enfin, si, celle-ci, je crois avoir réussi à en tirer pas mal de fils, même si le passage au tricot est un peu merdique…
Et moi, ce qui m’impressionne, outre la qualité du récit, c’est de pouvoir dater certains souvenirs très précis dès l’âge de 3/4 ans. J’en suis bien incapable.
j’ai même un souvenir de quand j’avais 2 ans et demi, que je peux dater très précisément à cause du contexte. mais celui de cette étrange confusion panique, c’est vraiment à force d’être repassée dessus encore et encore depuis le divan que j’ai réussi à y voir ce que j’y travaillais inconsciemment.